lundi 1 septembre 2008

France, un privilège?

Embarquer à bord du paquebot France était à la fois un privilège et une Activité Maritime Prestigieuse entre toutes. Prestigieuse? Oui, sans aucun doute. Privilège? Là, il faut être extrêmement nuancé... Ca dépendait pour qui! Plus exactement, ça dépendait de la fonction des "intéressés" à bord. Je devrais écrire "des intéressées" car c'est à elles, que je pense aujourd'hui... (le 8 Oct. 2007, m.à.j. le 25 Fév. 2012)
Grand farceur entre tous, il était beau et super-sexy pour les jeunes filles aussi. Il leur réservait cependant une terrible surprise...

Le Diable rit encore en pensant à la seconde guerre mondiale et son adjoint en charge des affaires financières a beaucoup aimé le France, même s'il n'y eut pas "mort d'homme". Son adjointe en charge de la condition féminine a aussi su adorer le paquebot farceur. Voici ce qui me fut raconté il y a quelques années déjà. Je cite:
-"Quand on les voyait arriver à bord, nous hurlions de rire. Après quarante ans il m'arrive encore d'en rire tout seul comme un bossu et j'en ai un peu honte. Bien sûr, personne ne leur disait jamais rien dans les bureaux de la Compagnie. D'autre part, même si on les avait prévenues, car c'est aussi arrivé, ces petites jeunes filles ne nous auraient pas crus. Car ça aussi, c'est arrivé. Durant la première année d'ailleurs on ne compta plus celles qui furent averties mais embarquèrent quand-même, sans aucune hésitation de surcroît."
Mon interlocuteur me précisa ainsi ce qui suit:
-"Cette situation dura jusqu'à ce que la vérité soit bien connue dans toute la région du Havre car il était inévitable que cela se sût tôt ou tard, sous la forme d'invérifiables et inquiétantes rumeurs..."
"Il a épousé la mer" a dit le "Grand Charles" le jour du baptême.
(il a aussi baisé plein de petites jeunes filles)


La façon dont ceci me fut raconté me rappela deux passagers du bananier porte-conteneurs polyvalent Pointe Sans Souci en 1983, anciens sous-mariniers Allemands de la seconde guerre mondiale. Ils m'ont un soir de débat très animé sur un aileron de passerelle, confirmé à propos de "la Shoah" qu'il était malhonnête de dire qu'en Allemagne "personne ne savait" ce qui se passait. Dans le "détail", il est cependant exact que personne n'osait imaginer l'industrialisation totale du crime. Seules les victimes et leurs assassins pouvaient la connaître. Cela dit "l'idée principale" était souvent comprise, à cause des inquiétantes rumeurs courant autour des camps de concentration, que personne n'aurait osé essayer de vérifier...
Atlantique Nord 1941. La croisière s'amuse...

Par une étrange analogie, le "petit milieu" des marins du commerce de la région du Havre, port d'attache du navire le plus prestigieux du Monde, était "seul à savoir" et ne disait rien. Seules celles qui en étaient issues pouvaient donc échapper au piège. Pour les autres "Carpe diem"! Par exemple pour une petite jeune fille dynamique et employée dans un pressing, s'entendre proposer une place à bord du France était une occasion qu'il était hors de question de laisser passer. N'est-ce pas? Avant toute réflexion, l'évidente réponse était invariable:
"Au bon vieux temps". On n'oubliera pas sa silhouette fine et ses étranges cheminées.

"Oui, oui et Absolument! Quand J'embarque? La semaine prochaine? Absolument! Pas de problème!"
Et d'envoyer joyeusement tout le monde balader en s'imaginant déjà reine du nombreux personnel féminin (aujourd'hui oublié) du paquebot France. S'embarquer ainsi "dans cette galère", c'était surtout ne pas savoir se situait la blanchisserie du bord, une activité stratégique. Ce "local pressing" était presque une usine, vous pouvez vous en douter avec 2000 personnes à bord! A première vue, surtout pour quiconque n'a jamais navigué, l'emplacement de la blanchisserie à bord du France, à l'avant, ceci peut être vu comme un détail sans grande importance.
Croire cela est une erreur
.
"L'Ex" subissait un entretien soigné chaque année en Allemagne.

En effet j'ai déjà rapidement évoqué à mon bord ses qualités sans trop rentrer dans le détail. Presque tout le monde a régulièrement souligné et moi aussi son esthétique originale, son excellence technique et son très haut niveau de sécurité, choses aujourd'hui totalement oubliées car d'ici quelques mois, (nous sommes le 8 Septembre 2008) il ne restera de lui que des cartes postales et surtout, de très nombreux souvenirs de mer, tous très bons ou très mauvais... Le France ne savait pas fabriquer de l'indifférence.
En mer le nez du France vu ici de l'aileron tribord de passerelle en 1973. Le brise-lames n'est pas "seulement" un élément purement décoratif...
L'équipement de son "nez" fut un peu modifié.
(ici mise à l'eau du "little" de tribord)

La perfection absolue n'étant pas de ce monde, le moment est venu de révéler la face cachée de l'intéressé, c'est-à-dire ses petits défauts. Le grand public a seulement su qu'il consommait 600 tonnes de fuel par jour et que son équipage coûtait fort cher, même si avec le recul du Temps et un peu d'objectivité, la nuance devrait s'imposer. Le cahier des charges contestable de sa Commande au Chantier de St-Nazaire, les longues hésitations de la Cie et sa conception technique datant de 1956, puis le désir fou de revanche collective sur le destin absurde du paquebot Normandie, tout cela "plomba" le destin de ce navire malchanceux. En effet commencer son exploitation commerciale au début des années soixante sur la ligne régulière entre le Havre et New-York au moment précis de la généralisation des avions à réactions long-courriers tels que le Boeing 707 ou le DC8, ce n'était pas une idée géniale.
Le dernier 707 d'Air France (1960 - 1983) nous a quitté bien avant "l'ex". Ici, le "Château de Vincenne", un de ceux qui perturba le "business plan" du France.

On a souvent mis "sur le dos" du Général De Gaulle les soucis financiers du France, mais c'est injuste car il est trop peu connu qu'il pensait que cette commande n'était pas une excellente idée. Quand il est revenu au pouvoir en 1958, il était trop tard pour l'annuler, tout simplement. Cela dit il était pourtant possible de "corriger le tir". On tenta d'ailleurs de le faire en organisant des croisières autour du Monde, un exercice pour lequel il n'avait pas été conçu mais pour lequel il se révéla finalement "pas si mauvais que ça", surtout avec les Norvégiens.
Blanchisseuses à bord du France? Ou Hôtesses à Air Florida?
(je suppose que ces mauvaises filles déconcentraient les pilotes)

Par contre il y a loin entre l'audace du "design" très réussi de sa silhouette, de son excellence technique, de ses étranges cheminées et... L'idée géniale d'installer la blanchisserie du bord à l'extrême avant du navire, non loin de son élégante étrave taillée en lame de couteau.
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Derrière l'étrave fine comme celle d'un clipper, le pressing et les logements des filles....
A bord du France n'était pas le royaume enchanté des "35 heures" de Martine Aubry. Les filles de la blanchisserie travaillaient 10 heures par jour et parfois plus dans ce "grand-atelier", soumises à un phénomène auquel personne à l'origine ne pensa:
- Le tangage!... Dans la série "il aurait fallu" ou "il fallait pas qu'on...":
Il est sûr qu'il ne fallait pas du tout (mais alors, pas du tout!) installer ça à l'avant! Trop tard... Pourquoi?
Le mauvais temps en haute mer nécessite des précautions de
sécurité,
surtout pendant la guerre à bord des U-Boote.
(photo extraite de la revue "Signal", éditée à l'époque dans les pays de l'Europe occupée)
Traverser régulièrement l'Océan Atlantique Nord d'Est en Ouest et inversement, c'est naviguer en permanence sur une longue houle de deux mètres ou plus d'amplitude atteignant durant l'hiver parfois plus de 12 mètres de hauteur, quand ce n'est pas beaucoup plus, ce qui reste heureusement plus rare.
D'autre part la houle en mer est comparable à une onde entretenue comme une Onde Radio, mais elle est sans fin. Il n'y a pas de bouton "stop"... C'est dire qu'un navire transatlantique taille naturellement sa route en grimpant sur de vastes collines d'eau pour, une fois arrivé en haut redescendre la pente et "entamer" la vague suivante...
- J'en connais qui ont déjà le mal de mer, rien qu'en lisant ces lignes.
Pendant le mauvais temps de l'Atlantique Nord en plein hiver, (les "bonnes années") "faire route" consiste à escalader de véritables montagnes d'eau en permanence durant une dizaine de jours, des masses d'eau de 15 mètres de hauteur espacées par 250 à 350 mètres selon la situation météo du moment.
D'autre part j'ai embarqué plusieurs fois (durant cinq mois) sur l'Atlantique Nord en faisant des traversées en vraquier ou porte-conteneurs. J'aime autant vous le dire, ce n'est pas vraiment reposant! Les semaines de congés qui suivent ne sont pas volées. Que dire de ces jeunes filles qui bossaient dans ce local fermé, pas très bien ventilé et surtout, si mal situé?
Bande de sauvages!! C'est inhumain! Faire cela à
des jeunes filles !! Bougres de cloportes navigateurs!

Ces jeunes filles avaient l'incroyable privilège si j'ose dire, de travailler aux premières loges pour "profiter" pleinement du mauvais temps! D'autre part compte tenu du fait qu'un certain nombre de logements de l'équipage se trouvaient également sur l'avant de ce navire farceur, lorsque ces "privilégiées" (disait la "grande presse") avaient (en plus) la chance d'y résider, leurs conditions de vies étaient parfaitement inégalables en hiver...
Sachant que le France fut longtemps le plus grand et surtout le plus long du Monde dans "sa catégorie", il mesurait 315 m de long, je vous laisse toutes et tous imaginer, ce que pouvait représenter pour les pauvres filles une forte houle de février par exemple, avec 12 mètres de creux et 320 de longueur d'onde...
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A serrer le petit perroquet fixe, à bord du 4 mâts Moshulu en 1938.
Je soupçonne fort des conditions de travail certes différentes, mais
qui avaient peu à envier à l'ancienne marine en matière de dureté...
Disons que c'était beaucoup plus moderne à bord du France.

Les personnes sensibles au mal de mer ne doivent en aucun cas, lire les lignes suivantes. A bord d'un cargo ou d'un pétrolier, on vit et travaille la plupart du temps sur l'arrière. Le très long et très fin nez du France durant ces traversées d'enfer, n'arrêtait jamais même un quart d'heure, de monter et descendre comme un ascenseur manipulé par un dément avec une haute amplitude et à des fréquences calculables plus ou moins facilement, mais qui demeurent encore aujourd'hui, l'un des secrets les plus atroces et les mieux gardés de la Marine Marchande Française...
Un ingénieur en architecture navale vous dira peut-être que l'extrémité du nez du navire en plongeant profondément en bas de chaque "creux", subit une accélération de plusieurs "G". A la "foire du trône", les gens paient pour obtenir ce genre de sensations et les pilotes de chasse sont payés pour "faire avec"...
L'un des commandants en titre évoqua brièvement mais avec compassion le problème dans ses mémoires, "Terminé pour les machines". J'ai su qu'effectivement il tenta sans succès d'y remédier et ne fut pas le premier Cdt à le faire. Mais cela impliquait lors d'un arrêt technique, de repenser avec conviction une grande partie de l'installation de ce genre d'équipement, sans oser parler du coût énorme des travaux à prévoir. Le problème vu par les gens des bureaux de la Cie rue Auber à Paris, c'était:
-"Tout modifier pour des blanchisseuses, vous n'y pensez pas!" Quand on sait que les travaux techniques demandés les plus "importants" pour pouvoir adapter le France à son temps ne furent jamais exécutés, ou le furent par les Norvégiens...
Du France au Norway la décoration a toujours été un peu "kitch"...
Il m'a aussi été confirmé qu'il se rendit souvent sur place, durant de très forts "coups de tabac" pour mieux se rendre compte de la situation. Il était impossible aux commandants successifs d'ignorer cela! Car si ces pauvres filles se plaignaient rarement, plus de la moitié d'entre elles finissait chaque traversée au "jardin du médecin du bord". Même le dur à cuire qu'était le Cdt Christian Pettré, (cet ancien jeune Résistant fut déporté à Buchenwald à 17 ans pour s'être fait chopper) revenait de la blanchisserie du bord avec les sensations du mal de mer...
Idée fixe donnée par le mal de mer, revoir vite la plage du Havre...

Les filles embarquaient toujours joyeusement, mais nombreuses furent celles qui débarquaient "les pieds devant" au Havre au bout de quelques semaines "en voiture à hublots"... Ce fut ainsi jusqu'à une réorganisation du travail qui fit en sorte "d'externaliser" en ville au Havre la corvée de blanchissage, sauf le service "pressing" pour les passagers. Il était temps! J'ai aussi cru savoir qu'on embarquait cyniquement un effectif assez nombreux de blanchisseuses, pour être certain qu'il en resterait toujours quelques unes "opérationnelles", quelle que soit la météo!
Le mal de mer est comparable au vertige.

De toutes façons on trouverait toujours au moins une remplaçante follement enthousiasmée, pour chaque victime du devoir et démissionnaire pour "raison de santé". D'autre part c'est réellement étrange, il m'est encore à ce jour (en 2012) impossible de trouver la moindre photo de la fameuse blanchisserie. Circulez! Il n'y a rien à voir... Les marin(e)s du paquebot France étaient toutes et tous des privilégié(e)s n'est-ce pas? Puisque la presse n'arrêta jamais de vous le répéter...

Hôtesses de l'air c'est plus sûr!

Pub pour le constructeur Lookheed en 1968.
(chercher des photos d'hôtesses de l'air avec Google,
c'est vraiment très inattendu et rigolo)


Pour l'anecdote, il me reste un fait amusant à révéler. Certainement, cela ne pouvait pas rendre facile (ou possible?) l'amélioration de ces conditions de travail et le sort des filles. L'un des commandants essaya longuement (trop souvent ou trop "lourdement"?) d'intervenir pour obtenir une décision technique forte. Il arriva que des "bons esprits" de la rue Auber se posent la question suivante: "C'est bizarre tout de même, cet intérêt marqué du Commandant pour les jeunes filles de la blanchisserie..." Effectivement, de là à penser que... ;-)) Hum-hum...
Ceci dit, ce n'est pas dans la France "libérale" de 2012 qu'un "cadre supérieur" va s'investir autant pour défendre les Conditions de Travail des plus humbles de l'Entreprise.

Bien navicalement - Thierry Bressol - R/O

A propos de Wikipedia mon complice

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Note: Des articles sont régulièrement consacrés au "Blue Lady" à bord de Mer et Marine, que je remercie pour l'avoir parfois "pillé", mais qui est naturellement souvent "invité" à mon bord.

Réponses à commentaires reçus:

1/ Ce message se veut aussi un hommage à celles qui sont en permanence oubliées, en mer comme à terre! Nous pouvons aujourd'hui noter car c'est un détail qui compte, la différence d'attitude d'un "cadre sup" durant les années 1960 et 70 et ce qui se passe trop souvent aujourd'hui dans les entreprise. En 2007 nous assistons à l'indifférence absolue devant les problèmes des plus humbles. Nous vivons "une époque moderne" dit-on...

2/ En effet! La "Royale" ou Marine Nationale, savait parfaitement réaliser cette même farce, dans le cadre du service militaire obligatoire. Le premier jour d'incorporation, on nous projetait quelques films documentaires magnifiquement réalisés, montrant superbement les masses d'eau soulevées de chaque bord de l'étrave fine d'un "aviso", le tout accompagné par une musique Wagnérienne, le "vaisseau fantôme" par exemple. Pas mal pour galvaniser l'enthousiasme des "bleus" et des "éléphants"!

Seuls ceux venant de la marine marchande "savaient". Mais nous ne disions rien. Mais... Qui allait croire ces poules mouillées qui se plaignent avant d'embarquer? Il n'était pas (du tout) jugé utile de montrer les scènes abominables de mal de mer qui pouvaient alors se dérouler dans le "poste avant" de l'équipage, dans le "petit nez fin" du Jean Moulin par exemple. Il ne restait alors plus à bord qu'un seul héros, le nom peint sur le cul du navire....

Bien navicalmement! (surtout calmement)

PS: Commentaire de Jean Rochefort à propos du tournage du film le Crabe Tambour:
-"Qu'est-ce qu'on a été malââdeu..." C'est aussi ça, la Navigation...

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